• Grand pan de mur gris

    Grand pan ... 

     

    Il habitait rue Jean Jaurès depuis toujours. Depuis toujours il longeait le palais neuf et la tour du donjon pour se rendre, enfant, à la maternelle, puis au lycée où il était par la suite devenu gardien. Gardien, pion, homme à tout faire. Il n’avait jamais brillé par son intelligence et n’ avait réussi à occuper ce poste qu’à force de labeur. Casanier, peureux, il n’avait jamais voyagé, jamais franchi les limites de sa ville dont il ne connaisait même pas un tiers, piétinant depuis des décennies le même carré de cité, les mêmes rues, faisant ses courses au même endroit, sans jamais dévier d’un mètre de sa cage : après tout, il était au centre.

    Esprit simple, vacant, comme en perpétuel congé, il prit conscience du mur par accident, en croisant un matin, un groupe emmitouflé dans des vêtements de pluie. C’était un guide entouré d’une troupe de touristes . Il calculait mentalement la part abusive qu’il devrait reverser au trésor public, ce trésor qui n’appartenait à personne en définitive, quand des mots, bien éloignés de la chose fiscale, heurtèrent soudainement son oreille : «déplacer le marché, Comtes de Narbonne, Archevêques et plus étrange que tout , Wisigoths !» Rentré chez lui, face à ce mur justement, il se mit à le reconsidérer d’une façon jusque là inconnue de lui. C’était en effet un très vieux mur. Juste en face de son appartement. L’âge vénérable de cet édifice, mais aussi son estimation ne lui échappaient plus : 7, 8 siècles ? Monté et démonté combien de fois ? combien de guerres et de victoires ? Fait de pierres dépareillées, de récupération ? et ces frises doriques, ces rosaces, ces symboles tauroboliques appliqués là tels des graffitis, signifiaient ils quelque chose ? Ce n'était plus un mur, c'était une épopée.

     Grand pan de mur gris

    Il étudiait le sujet, palpant de la main les pierres anciennes, nobles, récupérées, rapatriées, quand il y passait, et il y passait souvent. Et évoquant pèle-mêle les comtes de Narbonne, les Wisigoths, les Romains en leurs empires hauts et bas, toute une théorie de lignées dont il se sentait maintenant un héritier parfaitement légitime, puisqu’ayant toute sa vie connu cet ouvrage, il n‘était plus que vocabulaire appliqué, savoir tronqué, théorie scientifique, analyse archéologique des matériaux, histoire imaginaire. Il se transformait en empan sur pied. Jamais il n'avait eu l'imagination si féconde. Comme dans un songe dont le but est la révélation, il découvrait l’arrogance de Gilles Aycelin, la colère d’Aimeri et de son épouse, furieux de l’érection d’une tour qui faisait ombrage à leur palais vicomtal et se faisait ambassadeur auprès des 2 parties. Il discutait méthode et matériau avec un lointain ancêtre jointoyeur de pierres. Il s’attristait de l’égoïsme de ceux qui vivaient richement derrière cette enceinte tout en se demandant s’ils étaient bien chauffés, l'hiver.... 

    Mais il admirait en esprit la tour mauresque dans le levant et se récitait du Victor Hugo, qu’il avait lu pour se mieux documenter  :

    Il voit une ville très forte, Ceinte de murs avec deux tours à chaque porte.

    Au centre est un donjon si beau, qu’en vérité, On ne le peindrait pas dans tout un jour d’été.

    Ses gargouilles font peur ; à son faîte vermeil Rayonne un diamant gros comme le soleil,

    Qu’on ne peut regarder fixement de trois lieues.... C’est Narbonne

    C’était des découvertes à la Christophe Colomb, un régime mental fait d’art et d’histoire, une victoire sur l’indifférence et l’ignorance....et, rentrant en lui même, dans un moment de transport lyrique, tout en admirant ces 7 mètres de remparts, il songeait : un mur pareil, ça vous pose une rue. Je puis mourir ici sans rougir, en pleine histoire. Une jubilation nouvelle s’emparait de lui : et dès lors, il spéculait, pérorait joyeusement pour lui seul  : Ici, voilà un mur racé, antique, solide, utile ; un mur multi centenaire, en partie, de par ses pierres, issu de l’antiquité tardive. Vénérable. Un grand pan de mur gris. Mon mur....

    A ceux qui, après avoir noté son adresse, lui disait : - ah oui Jean Jaurès , ce grand homme-   il répondait : ah non non non, pardon, Jean Jaurès n’a rien à voir avec la rue où j’habite !

    Et il s’arrêtait là, tout honteux soudain , incapable de restituer brillamment ce savoir tout nouveau....

    Il ne devint pas un spécialiste du grand pan de mur gris, non; trop de détails à mémoriser, trop peu de personnes avec qui les partager. Mais par le regard éclairé qu’il posait sur elle, la mise en scène de ses possibilités, passées, présentes et futures qu’il effectuait en la parcourant, il conférait un nouvel éclat, une transparence pailletée d’or, de gloire et de beaucoup d’imaginaire à sa petite rue. Cette rue, bien postérieure à ces évènements, rayonnait alors de la majesté que le passé confère aux choses, résonnait du choc des blocs de pierre, des cris ouvriers et du chuintement des outils à jointoyer. La rue du rempart...

    Et par son imagination, et un exercice constant de sa présence face à ces objets antiques, en une sorte de possession patrimoniale, il l’avait conquis, presque construit, son grand pan de mur gris.   

     

     
     
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